« Le plus souvent on mange, on boit, on flirte, on dit des sottises. C’est ça qu’on doit voir sur scène. Il faut écrire une pièce où les gens vont, viennent, dînent, parlent de la pluie et du beau temps, jouent au whist, non par la volonté de l’auteur, mais parce que c’est comme ça que ça se passe dans la vie réelle. »
Conversation de Anton Tchekhov avec le poète Serge Gorodetsk.
Après le beau succès du Misanthrope au Théâtre de la Bastille (automne 2014) et les deux années de tournée qui ont suivi, Thibault Perrenoud revient présenter La Mouette avec la même équipe.
Travaillant à partir d’une nouvelle traduction et adaptation proposée par Clément Camar-Mercier, Thibault Perrenoud interroge les modulations des mots, leurs répétitions et les contorsions des phrases. Dans cette version, ce qui pouvait être dit ou non dans la Russie du XIXe sera repensé à l’aune des possibles et des interdits de notre époque.
Toutes les grandes pièces de Tchekhov s’articulent dans une écriture musicale proche de la sonate. Les thèmes se répondent, s’entrechoquent, font échos ou résonnent en contrepoint d’un bourdon lancinant. Le titre donne immédiatement le ton, faisant clairement sonner le mode mineur de la pièce : tchaïka (la mouette), évoque le verbe tchaïat (espérer vaguement). Mais le mot poustiaki (balivernes, bêtises, du vent...), revenant lui aussi comme un leitmotiv dans la bouche des protagonistes, balaie le vague espoir précieusement enchâssé dans le titre. Ce dernier mot condense à lui seul ce symptôme de la modernité naissante que Tchekhov dénonce : l’évitement des problèmes, des angoisses de la vie par un usage pernicieux du langage. « Parlons de rien, cela vaut mieux », semblent toujours proférer les personnages, « mais parlons quand même, nous n’avons pas le choix ». Poustiaki, c’est le diagnostic clinique de Tchekhov sur son époque et l’annonce de la pandémie à venir dévorant la nôtre.
Dans une disposition tri-frontale de plain-pied, les acteurs se réunissent donc pour assister à la représentation de la pièce mise en scène par Treplev : « Ça commence bientôt. Regardez : le théâtre. Voilà le théâtre. Il ne faut pas grand chose, n’est-ce-pas : un espace. Un lieu vide. Je n’aime plus les décors, ni les costumes, d’ailleurs. C’est très surfait. Non ! Il faut juste le lac... Et la lune, la lune comme lever de rideau... ». Treplev, La Mouette, Acte I.
Spectateurs et acteurs sont les témoins de cette tentative avortée. De l’interruption violente de cette représentation d’inspiration symboliste naît l’opportunité unique d’explorer toute la profondeur de cette vertigineuse mise en abîme.
Dans cette version de La Mouette, les prénoms russes trouvent leurs équivalents français. Affranchis de toute forme d’exotisme, de toute facilité de divertissement, nous entendons résonner au plus profond de nous-mêmes le propos de Tchekhov : "On exige du héros, de l’héroïsme, qu’ils produisent des effets scéniques. Pourtant, dans la vie, ce n’est pas à tout bout de champ qu’on se tire une balle, qu’on se pend, qu’on déclare sa flamme et ce n’est pas à jet continu qu’on énonce des pensées profondes"
C.P.